Laure Caregari, « Le commerce à Dudelange – histoire et évolution »,
au centre culturel régional « opderschmelz » (26.04.16)

laure_caregariUne ville, c’est comme une mosaïque constituée de petits mondes qui se rencontrent. Ces mondes sont des espaces utilisés comme lieux de travail, de loisirs ou encore comme logements. Certains appartiennent aux riches, d’autres sont réservés aux pauvres. D’autres encore réunissent toutes sortes de publics différents. A Dudelange, c’est l’avenue Grande-Duchesse Charlotte (« Niddeschgaass »), l’artère commerçante de la ville qui, selon l’historienne Laure Caregari, reflète le mieux cette rencontre sociale.

Dans le cadre du projet « Terres Rouges » organisé par l’Université de Luxembourg, la chercheuse s’est familiarisée avec l’histoire locale dite « orale », c’est à dire celle recueillie au moyen d’entretiens menés avec des témoins d’époque et complétés avec des ouvrages de référence. Au cours de ce projet, Laure Caregari s’est rendu compte qu’en dépit d’un patrimoine sidérurgique commun, à l’origine de tissus sociaux comparables, les différentes villes et localités constituant le bassin minier luxembourgeois se distinguent bien plus entre elles qu’on ne le suppose dans d’autres régions du pays.

Lieux de mémoire

« Chaque ville, chaque haut fourneau ou galerie minière a sa propre spécificité, son propre caractère. Dudelange n’échappe pas à la règle. » Poursuivant ses travaux de recherche, l’historienne s’est tournée vers la « Forge du Sud », où elle a peu à peu identifié des soi-disant « lieux de mémoire ». Il ne s’agit pas là de lieux au sens géographique du terme, mais plutôt d’éléments encore existants du passé, entrés dans la mémoire collective par leur force symbolique. Parmi ces « lieux »  de mémoire, Laure Caregari a évoqué l’industrie, mais aussi des personnages marquants telles Emile Mayrisch, Jhängi Fohrmann et Nic Biever, ou encore des phénomènes sociaux tels l’immigration.

C’est cependant sur les commerces de la ville que l’historienne a choisi de se pencher, et, spécifiquement, sur ceux de la « Niddeschgaass », en raison de sa situation au cœur d’une ville organisée en quartiers. L’avenue Grande-Duchesse Charlotte fut non seulement marquée par l’apparition et l’évolution de la sidérurgie, par les vagues d’immigration et le boom des années cinquante, mais aussi, et surtout, par ses commerces et commerçants. Partant d’une liste de commerces exhaustive, Laure Caregari a pris contact avec leurs patrons ou, le cas échéant, avec leur entourage et leur personnel. Son exposé a tenu compte de tous ceux qui ont accepté de témoigner.

A l’exception de l’armurier Think, qui a participé aux entretiens et dont l’établissement n’est plus situé dans la « Niddeschgaass » mais en a néanmoins marqué l’évolution, tous y demeurent à ce jour. La grande majorité de ces commerces (10 sur 11) sont des entreprises familiales. Les voici, classés par numéro de rue et ordre croissant:

  • Torréfaction Brésil (15)
  • Tabacs Holper (21)
  • Boulangerie Woltz (39)
  • Quincaillerie Weirich (40)
  • Maroquinerie Mohr (43, 57)
  • Maroquinerie Sadler (43)
  • Coiffeur Reuter (60)
  • Fleuriste Perrard (61)
  • Conoma (83)
  • Epicerie Pallucca (86)

Laure Caregari a axé son exposé autour de cinq thèmes mis en évidence par des témoignages inédits, dont certains sont évoqués ci-dessous.

L’entreprise familiale

La cohésion familiale a été déterminante pour l’évolution des commerces de l’avenue Grande-Duchesse Charlotte. L’épicerie Pallucca et le magasin de fleurs Perrard ont été fondés par des époux, avec une répartition des tâches bien définie. Plusieurs générations familiales ont pu être recensées dans la quincaillerie Weirich, le salon de coiffure Reuter et l’entreprise Think. Dans les maroquineries Sadler et Mohr, les enfants participent désormais activement au commerce.

Même dans les entreprises non familiales, une situation s’apparentant à l’esprit de famille fut instaurée, avec tout ce que cela pouvait comprendre comme avantages et désavantages. Par exemple, des vacances communes furent organisées pour l’ensemble du personnel du magasin de vêtements Sacha et de l’Economat. Cette démarche de « proximité » pouvait parfois entraîner des situations burlesques.

Margot Peiffer-Arensdorf, autrefois vendeuse chez Sacha, se souvient de Rosalie Stalder,  patronne du « Am Conoma », établissement qui avait repris la maison Sacha en 1945 : « Elle pouvait être mère, mais aussi belle-mère. Quand elle s’imaginait que quelqu’un n’avait pas fait son travail, elle hurlait dans le magasin, même s’il était rempli de clients. Elle s’en fichait. Mais alors, le soir, elle revenait vers nous comme un agneau : « Nous avons bien travaillé aujourd’hui ». En été, c’était : « Est-ce que quelqu’un voudrait aller chercher une glace ? », tous les jours. Ou encore : « Qui a envie d’aller chercher un gâteau en face ? » Et, à l’attention d’une collaboratrice qui s’appelait Lisy : « Demande à Lisy de mettre du champagne au frais. On va boire une coupe. » Elle faisait ça à chaque fois qu’elle avait grondé quelqu’un. »

Origine et migration

Une caractéristique notable des entreprises familiales de la « Niddeschgaass » réside dans le fait qu’elles sont souvent issues d’une migration. Deux types de migrations ont pu être identifiés :

  • migration en provenance d’une autre partie du pays (quincaillerie Weyrich, boulangerie Woltz)
  • migration en provenance d’une autre partie, moins centrale, de la ville (maroquinerie Mohr, famille Sadler, épicerie Pallucca)

Clients et concurrence

Les témoignages indiquent une diversité sociale importante, même si en général, c’était les travailleurs qui constituaient le gros de la clientèle. Souvent, les magasins adaptaient leurs heures d’ouverture aux roulements de l’usine. Tous les témoins s’accordent sur le fait que de très nombreux clients venaient des localités françaises avoisinantes. De nombreux Lorrains parlaient d’ailleurs toujours le luxembourgeois, ce qui facilitait considérablement les transactions. Sauf qu’ils payaient en francs français et qu’il fallait connaître le taux de change.

Les immigrés italiens, bien que résidant ailleurs dans la commune, aimaient également faire leurs achats au centre-ville. Cela a encouragé certains commerçants à aller prendre des cours d’italien. Maisy Reuter-Mohr se souvient : « La qualité, les couleurs, il fallait pouvoir expliquer ça en italien. Il y avait beaucoup d’immigrés italiens. Certains venaient juste d’arriver. Ils étaient donc heureux d’aller dans un magasin où on les comprenait. Et ils ont toujours acheté de la bonne qualité. Le client italien, quoi… »

Les plus grands magasins, tels la quincaillerie Weirich ainsi que les maisons Sacha et Economa attiraient, avec leurs choix d’articles importants, des clients des quatre coins du pays. Les commerces plus modestes, quant à eux, s’arrangeaient pour personnaliser leur offre de sorte à ne pas empiéter sur les affaires de leurs concurrents et que tout le monde y trouve son compte, y compris ceux qui étaient installés dans un autre quartier de la ville. De ce fait, chaque magasin avait une clientèle fidèle.

Quotidien et rôle des femmes

La vie des commerçants était marquée par de nombreuses heures de travail supplémentaire et des congés rares, surtout pour ceux qui fabriquaient eux-mêmes leurs produits, notamment la quincaillerie Weirich, le maroquinier Mohr et le fleuriste Perrard.

Les femmes participaient activement au développement de la « Niddeschgaass », mais leur participation variait fortement selon le type de commerce où elles étaient impliquées. Ainsi, les postes de gérantes concernaient surtout les petits commerces, tels le torréfacteur Brésil et la maison de tabac Holper. Chez Sacha, le personnel était exclusivement composé de jeunes femmes célibataires, menées avec autorité par Rosalie Stadler. Ailleurs, les tâches des femmes étaient très diverses, parfois complémentaires à celles de leurs époux respectifs.

Politique

Selon Laure Caregari, les historiens s’accordent sur le fait que la sensibilité politique était plus modérée à Dudelange que dans d’autres villes du bassin minier, comme par exemple Esch-sur-Alzette. Le communisme ne se serait jamais vraiment répandu à Dudelange, notamment en raison de la popularité de l’industriel Emile Mayrisch, qui, avec les infrastructures sociales qu’il a fait naître, menait la vie dure aux idées radicales.

Aucune tendance politique particulière ne se dégage des entretiens menés. De manière générale, l’engagement politique était considéré comme nocif pour le commerce.

Le projet « Le commerce à Dudelange – histoire et évolution » de Laure Caregari donnera lieu à une exposition du 1er au xx juin au centre culturel régional «  opderschmelz »